mercredi 20 mai 2015

L’hubris du monde occidental

Les marchés actions US sont assurément un révélateur pertinent de la crise systémique en cours, tant pour le système socio-économique américain que pour le reste du monde à travers l’exportation de sa masse monétaire.

Toute la relation en déséquilibre constant entre une ultra-puissance et des satellites occidentaux (UE et hors-UE) repose sur la conjonction de trois éléments structurants: le développement technologique, la cohérence de la politique menée par le binôme « Federal Reserve » – « Department of Treasury »  et le contrôle de la liquidité dollarisée mondiale.La question dans cette architecture de la cristallisation de la position BRICS et plus particulièrement de la synergie sino-russe en formation sera bien entendu évoquée de nouveau mais brièvement, le thème de l’article étant de dépasser les contours d’un monde bipolaire afin de mettre en évidence les forces en cours de destruction des mécanismes hérités de la révolution thermodynamique industrielle et de la reconstruction européenne de l’Après-Guerre.

Partant du constat que la croissance du Dow Jones (grandes entreprises) de 68% entre novembre 2010 et le 1er avril 2015 correspond au premier QE et à la politique de la FED de rachats à des taux quasi nuls des créances du système bancaire, nous pouvons induire une relation de causes à effets entre cette surliquidité et l’investissement en actifs mobiliers et immobiliers.

En aidant les banques américaines à apurer leurs bilans par la substitution d’actifs tangibles à des valeurs toxiques dites "hors bilan", la FED a participé à la flambée des marchés actions  mais aussi obligataires (obligations d’avant 2008) et immobiliers (« prime » commercial): les marges des investisseurs renouvelées ont en effet permis la création de bulles spéculatives dans tous les domaines.

Le refinancement par des taux quasi-nuls a eu le double résultat d’alléger le passif et d’améliorer le bénéfice des institutionnels. Inversement, comme nous l’avons déjà expliqué dans de précédents articles, l’octroi de prêts aux ménages devient peu attractif et oblige à l’instar de l’Euro-zone à prendre des garanties auprès de  l’emprunteur sous forme d’apports ou d’hypothèques. Dans le même temps, la collecte d’épargne tend à se ralentir ce qui ne peut qu’exacerber d’une part les difficultés de gestion de liquidités provenant de l’économie réelle et d’autre part la dépendance du système à la banque centrale. 

Nous pouvons formuler ce qui vient d’être dit d’une autre façon: les banques centrales ont faussé le marché en abaissant artificiellement les taux d’intérêts. Dans un système dit normal, que ce soit une banque ou une entreprise cotée, un besoin de financement détermine l’émission d’obligations à des taux attractifs et valorisés. Si une banque décide d’augmenter ses marges sur ses prêts aux entreprises et aux ménages, elle augmentera ses taux d’intérêts ce qui aura pour double conséquence de réduire les poussées inflationnistes et d’améliorer le rendement des placements proposés à ces mêmes ménages et entreprises. Nous serons passés dans cette perspective d’une phase de consommation à une phase d’épargne, d’une phase d’investisseurs à une phase de rentiers: les liquidités ne proviennent alors plus des banques centrales mais de la richesse produite par des échanges de produits et services contre une monnaie les reflétant.

Nous changeons de paradigme si la finance ne dérive plus de l’épargne générée par les plus-values de l’économie réelle mais dépend d’un refinancement par la banque centrale. Si, au lieu de relever leurs taux d’intérêts pour capter l’épargne, les agents obtiennent des liquidités par la mise en garantie de tout type de créances, bonnes ou mauvaises, à long terme ou à court terme, dérivés ou non, le bénéfice généré se retrouvera totalement décorrélé de la tangibilité d’une production marchande.

Par l’introduction de milliards de liquidités dans un système qui aurait dû s’apurer par lui-même, la FED s’est ainsi mêlée de politique et a nié de ce fait la raison d’être des taux: la  mesure du risque. Mais au-delà du calcul politique de Washington, la question demeure d’en connaître les objectifs, de déterminer en quoi ces refinancements massifs s’inscrivent dans une stratégie plus large de redéfinition de la domination américaine sur le monde.

Dès 2008, la FED (aujourd’hui suivie par la BCE, la Banque d’Angleterre et la Banque du Japon - et contrairement aux banques des BRICS) a entériné la rupture entre le monde réelle et la sphère financière, cette dernière relevant d’une toute autre architecture. Tous les prêts se font interbancaires ou par filiales/fonds interposés, chaque établissement assuré de voir ses risques annulés par une banques centrale qui les couvrent.

Les stratégies ne reposent plus sur les intérêts (coupons) élevés mais sur des dividendes, des plus-values sur titres et des loyers dont les seuils de retour ont explosé. Toute la finance se rue dorénavant sur les entreprises cotées dans une recherche effrénée de rendements faute de pouvoir s’orienter sur les produits de taux (les obligations): les indices boursiers attestent de cette réorientation des flux et ne font que peser sur les résultats commerciaux quant à eux bien réels.

Dans une économie financière totalement dérégulée, l’anticipation de bénéfices induit une appréciation (ou non) des portefeuilles des sociétés de gestion. Tout le « business plan » des grandes entreprises mais aussi des PME cotées dérive d’une valorisation de leurs actions, à défaut elles risquent de perdre leur financement. Si les entreprises se doivent de développer leurs marges sur le moyen et long terme (ce qui relève d’une vision saine de développement du produit et de la marque), l’anticipation à court-terme tend à devenir l’horizon indépassable pour la plupart. Perspective éminemment problématique, la recherche de profits au-delà de tout productivité induit une réduction des coûts fixes (salaires, main d’œuvre, externalisation de services) et variables (stocks). Par l’influence directe des banques centrales et des dirigeants politiques qui les gouvernent, la valeur d’une entreprise ne repose plus que sur le « zéro stock » et l’ajustement constant de la masse salariale basée sur une main d’œuvre ponctuelle, le plus souvent en contrat à durée déterminée ou en intérim voire travaillant dans des zones hors frontières à bas coûts sociaux.

Les USA vivent une situation de marchés déflationnistes se réduisant, s’anémiant avec un taux mensuel négatif de - 0,09% en janvier 2015, -0,03% en février 2015 et -0,07% en mars 2015 soit -0,1% sur 12 mois (mars 2014-mars 2015) !  

Au-delà du tarissement des crédits aux ménages par des moyens indirects (garanties supplémentaires, hypothèques réduites dues à la dépréciation des biens immobiliers après 2008), la précarisation reste un phénomène non assumée travestie par un taux de chômage trompeur de 5,5% en février 2015 et d’une baisse flatteuse de près de 44% depuis mars 2010.

Prenons les statistiques du BLS (Bureau of Labour Statistics): sur une population active de plus de 148M de personnes, 7 400 000 personnes sont officiellement en demande d’emplois. Si cependant nous comptabilisons les personnes travaillant une partie de l’année (entre 5 semaines à 27 semaines par an), celles travaillant par contrainte économique hebdomadairement à temps partiel, celles non comptabilisées dans la population active et enfin les demandeurs découragés ayant renoncé à toute recherche, nous en sommes à 119 072 000 individus, chiffre à mon avis minoré et auquel nous pouvons ajouter les personnes travaillant à temps partiel moins de 35 heures par semaine (le temps plein aux USA est de 40 heures), nous obtenons le résultat hallucinant de 146 618 000 de personnes soit 98,87% de la population active !!!!

Précarisation et ultra-financiarisation de l’économie réelle ne sont cependant qu’un aspect de ce paradigme, l’injection massive par le Trésor de liquidités dans le système militaro-industriel en est un autre.   

Le Trésor émettant des bons (T-bond, T-Bill, T-Note) à des taux quasi-nuls a permis au marché de croitre son PIB de 20,57% entre le premier trimestre 2010 et le quatrième trimestre 2014 contenant ainsi le déficit de la balance commerciale. Tant les exportations de services financiers (Wall Street) que les exportations de biens et services ont cru respectivement de 28% de novembre 2011 à février 2015 et de 20% entre décembre 2010 et octobre 2014, les seuls secteurs en fléchissement étant les exportations de gaz naturels avec une baisse de plus de 9% en volume entre février 2014 et décembre 2014 (industrie du schiste notamment).

Investissements massifs, croissance du PIB et exportations ne sont en aucun cas contradictoire avec la déflation; le marché intérieur n’est en effet plus appréhendé comme une source de profit pour les entreprises définissant leurs stratégies à une échelle globalisée.

On ne cherche plus à se développer sur une zone particulière définie par une géographie ou des frontières mais à ouvrir pour chaque produit une perspective mondiale. Les stratégies Apple ou Google sont devenues des références et la baisse de la consommation par la précarisation peut aisément se compenser par un accroissement de la production sur d’autres zones ce qui suppose aussi une grande fluidité entre les dites zones (et nous voyons ici l’importance des accords TAFTA et TransPacific Partnership ou TPP) dans la suppression de toutes barrières douanières directes et indirectes (secteurs publics protégés), l’objectif à peine voilé étant la création d’immenses poches de consommation captives pour les produits américains.

Quant au Department of Treasury, il est important de comprendre que la politique de la FED n’a pu se décider qu’à un échelon politique. Les Quantitative Easing’s de la FED relève d’une demande massive de fonds du complexe militaro-industriel à travers le Pentagone et ses cocontractants, cette injection irriguant toute une filière de sous-traitance et d’incubateurs en étroite relation avec les états-majors des multinationales du S&P 500 à travers le monde.

La FED et le Trésor sont passés à une échelle supérieure depuis 2008. Nous avons parlé des accords transnationaux avec l’UE et la zone pacifique, c’est aussi toute une gestion de la crise qui s’est développée à des degrés d’intensités encore inédits. Les conflits en Ukraine et au Moyen-Orient, les tensions avec la Russie sans parler de l’hubris au cœur même de zones développées comme l’UE ou l’Amérique Latine ne répondent en réalité qu’à la gestion d’objectifs commerciaux et de conquêtes économiques.

Si nous regardons les crises en cours, elles sont de deux types:

-Guerres déclarées ou larvées: Ukraine, Moyen-Orient (Etat Islamique, Talibans), Afrique Subsaharienne et Maghrebine (Lybie);

-Tensions sociaux-économiques engendrés par l’introduction du modèle (politique, culturel, social et économique) américain dans des ensembles humains aux évolutions propres: Union Européenne, Russie, Chine, Amérique Latine, Inde, Maghreb (Tunisie, Egypte)

- et correspondent en définitive à la mise en application du programme GRIN: Genetics (biotechnologie et sciences médicales), Robotics (divertissement, biotechnologie/médical, spatial), Information processing (divertissement, biotechnologie) and Nano-technology (biotechnologie/médical, alimentation, spatial, matières premières).

La globalisation des marchés US ne peut se faire que de deux façons: soit diplomatiquement par la négociation de zones captives gigantesques (UE, TAFTA et TPP) soit par des changements de régimes: Russie (5ème colonne atlantiste au sein du Kremlin, mouvements fascistes/néonazis, islamisme EI et Talibans), Chine (5ème colonne atlantiste dans les instances du pouvoir centrale, islamisme Ouïghour), Révolutions arabes dans tout le Maghreb (Lybie, Tunisie, Egypte), désorganisation et réorganisation des pouvoirs en Afrique subsaharienne (en clair affaiblir l’influence de la France sur tout l’Ouest et le Centre-Ouest), crises économiques et monétaires en Amérique Latine avec la présence de 5ème colonnes puissantes pro-américaines au Brésil, en Argentine et au Venezuela, Inde (tout le problème des conflits interreligieux notamment dans le Jammu-et-Cachemire).

Si nous nous résumons, nous avons les points suivants:

Paradigme dès 2008 d’une économie financière mise en place par la FED (et suivie par les autres banques centrales des économies dites développées);

 - Réorientation des places boursières sur les marchés actions;

-Financiarisation des stratégies commerciales des entreprises cotées et pondération des objectifs commerciaux à court terme;

-Variable d’ajustement des coûts salariaux : précarisation, externalisation des services, non-revalorisation des salaires;

-Conséquences : désinflation/déflation et globalisation des marchés US;

-Investissements massifs via bons du Trésor dans le programme de type GRIN et gestion des crises internationales dans le but d’une homogénéisation des zones répondant aux allocations GRIN.
     
Ce qu’il ressort de ces différents points est de savoir comment un tel système peut tenir, comment peut-il être pérenne sachant que ses mécanismes apparaissent clairement artificiels. J’utilise à dessein le mot d’artifice afin de montrer que les mécanismes d’offres et demandes restent contrariés, le but n’étant plus le développement de la consommation mais l’augmentation en soi des marges bénéficiaires. Comment dès lors envisager un marché en le  détachant de ses principaux agents ou plutôt comment envisager des marges croissantes  tout en diminuant la consommation?

Si les principaux indicateurs PIB, exportations, importations ont tous crû, c’est essentiellement le résultat de la compression du marché de l’emploi et cette tendance reste globale au sein de l’OCDE, le ralentissement du commerce mondial en est un indice.

Soit le Système poursuit dans cette voie et devra s’abstraire d’un marché de l’emploi en s’axant sur l’économie financière ce qui ne peut déboucher que sur des effets sociaux désastreux ou précipiter le monde dans un chaos organisé de manière à réorienter les marchés sur de nouvelles sources de profits par l’élimination physique des concurrents non américains.

Il est très difficile de faire des anticipations mais ce qui est sûr est que la tendance à la contraction de l’emploi est globale et les seules bénéficiaires en sont les détenteurs du capital et le complexe militaro-industriel US: la prise de conscience de cette puissance se reflète dans l’asservissement des politiques européennes dont la France et la Grande-Bretagne sont de tristes exemples. Inversement des Etats comme la Russie ou la Chine tentent de proposer un modèle différent, moins financiarisé et globalisé mais en l’état rien ne peut empêcher cette entropie d’aller à son terme.


Sources: